Commissaire Louis Lambert, Tome 3 : L'Inconnu du 40

CHAPITRE 1

Le son strident du réveille-matin sortit Juliette d'un profond sommeil. D'un mouvement brusque elle envoya valser l'ennemi à l'autre bout de la chambre. Six heures. Allongée sur le ventre, le visage enfoui dans l'oreiller et les paupières à demi ouvertes, elle le fixait à distance, avec défi, bien au chaud sous les draps.

Un froid inhabituel régnait dans l'appartement. Avec désespoir, la jeune femme se souvint alors qu'elle n'avait plus de chauffage. L'électricité lui avait été coupée la veille au soir.

Résignée, elle s'enroula dans une épaisse couverture de laine et, à tâtons, l'esprit encore brumeux, alla lentement vers la cuisine. La nuit semblait s'éterniser, aucune lueur ne filtrait encore à travers les persiennes. Munie d'une lampe torche, elle s'orienta vers la cuisinière qui, elle aussi, annonçait des signes de faiblesse. Juliette s'en voulait de ne pas avoir pensé avant à vérifier l'état de la bouteille de gaz et pesta contre les aléas de la vie. Contre la loi des séries où les événements néfastes se produisaient en chaîne pour vous pourrir l'existence.

La jeune femme n'avait pas le temps de s'apitoyer sur son sort. Sans réfléchir, elle se dirigea à pas traînants vers la douche et, sous le choc brutal de l'eau glacée sur sa peau, se pétrifia.

- Bordel de merde ! s'écria-t-elle en sortant précipitamment du bac. Son corps tremblait, ses dents claquaient. Les yeux baignés de larmes, elle retint un cri de rage. La journée s'annonçait catastrophique. Sans attendre, elle se couvrit d'une serviette de bain et se frotta énergiquement. Face au miroir, Juliette observait ce corps longiligne, aux os saillants, pour lequel elle se battait chaque jour contre la tentation.

- Regarde-toi ma pauvre fille, tu ne ressembles à rien. Tu n'as que la peau sur les os.

- Et alors ? Qu'est-ce que t'as contre les os ?

- Qu'espères-tu ? Crois-tu réellement qu'il va te remarquer avec ce corps décharné ?

- Tu n'y comprends rien. Tu dis ça parce que tu es jalouse. Parce que tu as pris du poids que tu n'arrives plus à perdre.

- Ce n'est pas avec d'aussi petits seins que tu vas attiser le désir d'un homme !

- Arrête maman ! Qu'est-ce que t'en sais toi, hein ? Qu'est-ce que tu connais à l'amour ? Tu crois que sans mamelles nous sommes condamnées au célibat ? Je n'ai pas l'intention de le nourrir au sein tu sais !

- Et avec quoi comptes-tu le nourrir ? Avec des graines et de la salade ? Tu ne penses tout de même pas qu'il va s'adapter à ce régime ?

- L'amour ne se gagne pas au nombre de calories dans l'assiette, maman. Les hommes ne s'attrapent plus par les effluves des marmites. Grâce à Dieu ils ont évolué ! On n'est plus à ton époque.

- C'est bien regrettable !

- Et si on parlait un peu de toi, maman ? Tu crois que t'as fait mieux dans ta vie ? C'est avec quoi que t'as fait fuir papa ? Avec tes idées à la con ou avec ta méchanceté ? Tu es jalouse parce que tu n'as plus d'avenir, plus aucun atout pour attirer les hommes. Tu n'es plus qu'une vieille femme, laide et aigrie.

- Ton père n'était qu'un incapable, un utopiste et un ivrogne. Tu es exactement comme lui avec tes désirs de grandeur. Seulement, quand on a des prétentions ma petite, il faut s'en donner les moyens. Tu espères qu'un prince charmant viendra te tirer de la piètre vie dans laquelle tu te complais ! Qu'un homme bien s'intéressera à toi ! Mais tu rêves ma pauvre fille ! Reviens sur terre ! Comment peux-tu t'accrocher à de telles chimères ?

- Tu verras, ça va changer maintenant. La chance va tourner et je vais faire ce qu'il faut pour ça ! Crois-moi !

- Ce n'est pas une question de chance !

Juliette était hors d'elle. Repenser aux accusations et au mépris que sa mère affichait à son égard, la rendait folle de rage. Elle était bien décidée à ne pas lui donner raison. Si elle redoutait l'horrible perspective de lui ressembler, en revanche, elle ne savait encore pas comment l'éviter.

Toujours dressée devant son miroir, à la lueur de sa lampe torche, la jeune femme, à grands coups de ciseaux, se scarifiait le ventre.

- Non ! Hors de question ! Tu n'auras pas raison Jeannette !

♦♦♦

Depuis plus de quatre ans, Juliette travaillait à la bibliothèque municipale du centre-ville d'Aubagne. Un emploi qu'elle chérissait tout particulièrement car, grâce aux nombreux ouvrages dont elle disposait, elle pouvait laisser libre cours à ses rêveries romantiques.

D'un tempérament réservé, à vingt-cinq ans, la jeune femme menait une existence solitaire. Sans véritables amis, elle semblait toutefois entretenir de bonnes relations avec ses collègues de travail.

Dans l'ambiance feutrée et paisible de la bibliothèque, Juliette classait les livres, composait des fiches pour chacun d'eux puis les rangeait par catégorie sur les nombreuses étagères. Ce jour-là, elle avait à référencer toute une collection d'ouvrages historiques, provenant d'une généreuse donatrice. Très appliquée à sa tâche, la jeune femme mettait un point d'honneur à être une employée irréprochable.

À chaque tintement de sonnette, son cœur s'accélérait. Elle levait les yeux, impatiente, nerveuse, pleine d'espoir. Viendrait-il aujourd'hui ? se demandait la jeune femme. Elle l'attendait, le guettait, s'assurant à tout instant de la bonne mise de sa tenue, dûment choisie quelques heures plus tôt dans la pénombre de sa chambre.

Depuis quelques mois, il s'était créé une relation amicale entre elle et un habitué de la bibliothèque. Aussitôt la jeune femme avait élaboré des plans d'avenir.

L'homme, trentenaire, était professeur de français au lycée de la ville. À maintes reprises il avait eu besoin de ses services pour la recherche de certains documents.

En apercevant Juliette, Régis Giniel s'avança naturellement vers elle avec un grand sourire. Émue, la jeune femme se sentit immédiatement rougir.

- Il vous manque des éléments ? Vous n'avez pas trouvé votre bonheur ?

- Si si, je l'ai trouvé mais il faut que j'approfondisse mes recherches. Que je regroupe de nouvelles informations.

- Malheureusement, tant que vous n'avez pas rendu les anciens livres et documents, vous ne pouvez pas en sortir de nouveaux.

- Ce n'était pas mon intention. J'aimerais juste pouvoir consulter sur place.

Juliette lui adressa un timide sourire.

- Que désirez-vous consulter aujourd'hui ?

- Tout ce qui concerne l'OM de l'année 1967 à 1969.

Pour son plaisir personnel et les besoins de sa profession, l'homme préparait un exposé sur la montée des événements de mai 68 et ses conséquences sur l'Olympique de Marseille.

- Je ne crois pas avoir grand-chose sur le sujet. Vous auriez plus de choix à la bibliothèque de Marseille.

- Absolument, mais je manque de temps.

Juliette insista :

- Aux archives des journaux locaux aussi.

- Oui, oui, vous avez raison !

Face à cette réponse évasive, l'esprit fabulateur de la bibliothécaire se mit en branle.

- Mais bien sûr... qu'est-ce que tu peux être sotte ma pauvre fille ! S'il est là, c'est évident, c'est pour toi ! L'OM n'est qu'un prétexte. Tu lui plais mais il n'ose pas te le dire.

Forte de cette certitude, elle pria l'homme de s'asseoir, lui désignant une table à proximité et, d'un ton affable, lui proposa de s'en occuper elle-même. L'enseignant accepta volontiers.

Tout sourire, la bibliothécaire disparut derrière les immenses rayonnages chargés d'histoires. Lorsqu'elle revint quelques minutes plus tard, un mince dossier en main, le professeur avait disparu. Désarmée, la jeune femme jeta un regard perdu autour d'elle. La salle était vide et elle dut s'avancer de quelques pas. À l'écart des oreilles indiscrètes, Juliette aperçut enfin l'homme, conversant avec agitation, avec son collègue de travail. Les jeunes gens ne remarquèrent pas sa présence et Juliette dut s'approcher davantage.

- Hem, hem, émit-elle en se raclant la gorge.

Surpris, les deux hommes se retournèrent. Le visage du professeur exprimait une certaine contrariété. Juliette fit mine de ne pas s'en apercevoir. Avec un large sourire, elle lui tendit le fin dossier.

- Voilà ce que j'ai. Comme je vous l'ai dit, ce n'est pas grand-chose.

Régis Giniel retrouva son ton amical.

- Ce sera toujours ça ! Je vous remercie Juliette.

La jeune femme fut à nouveau rassurée.

- Bien sûr, répondit-elle, affichant un sourire complice.

Les deux jeunes gens regagnèrent la table et le professeur se plongea immédiatement dans la lecture des revues. Debout à ses côtés, Juliette ne pouvait se résoudre à le quitter et s'assit face à lui.

- Tu peux disposer maintenant Juliette, il ne se passera plus rien.

- Si ! Il veut me dire quelque chose mais sa timidité l'en empêche. Il cherche ses mots.

- C'est surtout des informations sur le foot qu'il cherche ! C'est bien pour ça qu'il est venu ? Rappelle-toi !

Juliette se dit qu'elle devait faire le premier pas.

- Tu vas te faire moucher !

- Je n'ai jamais assisté à un match de foot mais je suppose que ce doit être passionnant, avança-t-elle.

L'homme sortit la tête de ses documents.

- Plus que passionnant, Juliette... terriblement excitant ! C'est la même frénésie que sur un champ de courses ! L'adrénaline bouillonne.

- Je ne suis pas davantage allée sur un champ de courses.

- Vous devriez tenter l'expérience Juliette, je vous le conseille.

- Oh oui, ça me plairait beaucoup mais vous savez, toute seule ce n'est pas bien amusant.

- Je ne vous contredirai pas sur ce point. Justement un ami vient de me faire faux bond et je me retrouve avec un billet en trop. Si cela vous fait plaisir, vous pourriez m'accompagner samedi.

Juliette sentit à ce moment précis une myriade de papillons virevoltait allègrement dans son bas-ventre.

- Alors ? C'est qui qui se fait moucher maintenant ?

- C'est vrai... ça ne vous ennuierait pas ?

- Absolument pas. C'est très volontiers que je vous le propose.

- Il ment !

- Ferme-la sale vipère !

- Vous n'avez pas d'autres amis à qui le proposer ?

- Je pourrais mais puisque cela semble vous faire tellement plaisir, je suis heureux de vous le proposer.

- Dans ce cas, j'accepte volontiers votre proposition.

- Je t'aurai prévenue !