HO l'aurore des mondes [+ 4 Suspense policier historique fantastique ]

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Vanget

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HO l'aurore des mondes [+ 4 Suspense policier historique fantastique ]

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Mercredi 8 septembre 1965
Deuxième journée 14h30

La vieille quatre-chevaux Renault avançait avec peine sur la route étroite et sinueuse. Lorsqu’elle eut dépassé la briqueterie abandonnée, elle cahota en soubresauts successifs. Vincent donna trois coups d’accélérateur pour faire monter le régime, et quand celui-ci se stabilisa, il enclencha la deuxième.
Imperturbable, la voiture reprit son allure de sénateur. Vincent s’approcha du pare-brise et fronça les sourcils. Le ciel s’obscurcissait…
Venant de nulle part, de lourds nuages sombres, violets, noirs, se soudaient les uns aux autres, s’arc-boutant pour former une arche gigantesque qui enjamba soudain l’horizon.
Tout à coup, jaillissant de la terre, un immense éclair éclata en mille rameaux de lumière. En un instant, tout se figea, plus rien ne bougeait. Brusquement, un vacarme, assourdissant. Le tonnerre traversait le paysage d’ouest en est, avec la fulgurance d’une brutale bourrasque. Très vite, les premières grosses gouttes, énormes. Elles s’abattaient rageusement, sur la carrosserie, de part en part, avec insistance, comme si elles voulaient pénétrer pour chasser l’intrus !
Vincent fut pétrifié, ébahi, par tant de violence, par tant de puissance. Aucun son ne sortait de sa bouche. Il figurait au cœur de l’orage, fragile, comme un naufragé solitaire qui lutte contre la tempête, accroché à son frêle esquif. Inquiet, il tendit l’oreille... Et il finit par percevoir le bruit familier du moteur. La vieille Renault quelques instants plus tôt à l’agonie, presque moribonde, avançait sans heurts...
Vincent rétrograda en première et s’arrêta. Il ne distinguait plus rien. Les essuie-glaces essoufflés peinaient sous les trombes d’eau. Continuer impliquait de grands risques. La route étroite serpentait, bordée de profonds fossés. Il le savait. Il avait parcouru ces lieux au cours de son enfance avec ses deux inséparables amis : Nino l’italien déjà habité, et Josélin, le plus fort, mais le plus sensible, le plus écorché, le plus à vif.
Ses souvenirs finissaient là, à cette époque trop lointaine.
Que réalisait-il là ? et qui était-il devenu ?
Pour l’heure, il devait prendre une décision, il se trouvait en danger au milieu de la route. Un kilomètre après la briqueterie, il y avait un virage à droite, surmonté par un talus qui épousait la courbe, et en suivant, un dégagement stabilisé où jadis les poids lourds de l’usine se garaient. Il n’était sans doute plus très loin...
Mais avait-il seulement dépassé l'édifice ? Et depuis combien de temps conduisait-il ? Sa mémoire immédiate ne s’imprimait plus...
Depuis un mois, il n’était plus le même homme...
La fébrilité l’envahissait, le plaquant dans la culpabilité, le remords, le laissant figé, hagard, égaré, désespéré... Lui, l’ancien, béret vert !
Il frissonna de tout son corps... Le doute l’écrasait. Il se recueillit dans un effort intense de concentration pour remonter le fil du temps. Rien... Aucune image, aucun lien. Son passé demeurait suspendu, inaccessible, il n’existait plus. Seul le choc sourd de l’averse résonnait dans sa tête, comme si chaque goutte pénétrait une à une dans son crâne...
Il suffoqua, l’angoisse le paralysait peu à peu. Il la sentait monter lentement du fond de ses entrailles...
La crise commençait toujours de la même façon... Quel drame dans sa vie l’avait anéanti ?
Vincent inspira profondément, puis relâcha l’air, très doucement, dans un souffle ténu. Cette simple action estompait son trouble intense sans pour autant l’effacer... Un réflexe de guerrier.
Sa pensée se clarifia. Il pouvait réfléchir maintenant. Avec précaution, il se pencha vers la portière droite et baissa la vitre, une gerbe d’eau glacée inonda son visage. Cette fraîcheur soudaine le vivifia, et il put distinguer à travers le rideau de pluie, la fin du talus qui surplombait le fossé : c’était là.
Il vira en douceur, stoppa, serra le frein à main et laissa tourner le moteur au ralenti. Le ronronnement familier le rassurait. Il recula le siège, alluma le poste radio et se détendit en allongeant les jambes.
Il suffisait d’attendre, sa position à l’écart de la route le maintenait à l’abri du danger... Du moins le croyait-il !
Aucun son ne sortait des haut-parleurs. L’orage perturbait sans doute les ondes hertziennes. Vincent augmenta le volume.
Pour pallier l’absence de musique, il siffla l’air de la reine de la nuit par Mozart. Dès les premières notes, les paroles en allemand lui revenaient sans effort, naturellement. Il se souvint alors que depuis l’enfance il apprenait par cœur les textes des chansons dont le sens le touchait. C’était un bon début... Cet effort de mémoire musical pourrait peut-être extirper de l’enclave sa vie antérieure enfouie !
Tout à coup, la voix du speaker se fit entendre fort et clair.
Bienvenue à tous ! 14 h 50, mercredi 8 septembre 1965, avant le flash de 15 h, pour vous, amis auditeurs, de Georges Brassens : MES DEUX ONCLES !
Vincent sourit... Il l’avait apprise par cœur, dès sa sortie en 1964 ! Il s’emporta en levant le poing au huitième quatrain.
La vi’, comme dit l’autre, a repris tous ses droits.
Elles ne font plus beaucoup d’ombre, vos deux croix,
Et, petit à petit, vous voilà devenus,
L’arc de triomphe en moins, des soldats inconnus.
Implacable ! tout est dit ! Les quinze quatrains d’alexandrins ciselés, tranchants, reflétaient parfaitement son état d’âme du moment.
Oui, la guerre est un fléau inévitable ! Voltaire l’exprimait très bien dans son dictionnaire philosophique et dans Candide, dès le dix-huitième siècle !
Quatre notes de musique, jouées par un saxophone alto, annoncèrent les informations. Vincent sortit de sa méditation et tendit l’oreille.
Le flash de 15h, bonjour à tous les auditeurs !
Au nord-ouest de Toulouse, le quartier des Sept Deniers est en émoi !
Deux enfants et leur instituteur ont disparu de l’école primaire, depuis hier, mardi 7 septembre vers 18h. Le garçon Robin a 9 ans. Il porte un tricot bleu marine avec des rayures blanches horizontales, un blue-jean et un anorak blanc. Sa sœur Maria à 8 ans est vêtue d’une jupe verte écossaise, d’un pull rouge et d’un blouson noir. Le secteur et les alentours sont bouclés. Toute personne...
Vincent éteignit le poste. Il se cala dans le siège, livide, hébété, il ne bougeait plus. La respiration bloquée par l’image brutale qui s’ouvrait devant ses yeux.
La veille, dans une grande pièce, les enfants près de lui jouaient, et il les connaissait trop bien !
Il comprenait maintenant depuis quand, et pourquoi, il errait seul !



Mercredi 8 septembre 1965
Deuxième journée 15h30

Recroquevillé au fond du siège, les yeux ouverts, Vincent ne cillait plus. Son destin meurtri le paralysait.
L’orage perdait de sa vigueur. Au-dehors, un brouillard de vapeur d’eau l’entourait. La route, le talus fumaient, l’isolant encore un peu plus.
Un léger répit avant qu’il ne fût amené !
Brusquement, un choc, un visage contre la vitre latérale. La portière arrière s’ouvrit, une ombre glissa à l’intérieur.
Sans un mot, l’homme tendit sa main gantée, et d’un geste intima l’ordre d’avancer. Ébahi par cette irruption violente, Vincent s’exécuta. Il enclencha la première et s'engagea sur la route.
Avec des mouvements calmes, son instinct de guerrier reprenait le dessus. Les sens en éveil maxima, il gardait son sang-froid.
Derrière lui, la silhouette longiligne restait immobile. Ses vêtements sombres ruisselaient.
Un chapeau de feutre noir descendait bas sur son front, cachant ses yeux. Un nez aquilin, des lèvres minces, une face exsangue !
Une présence écrasante !
« Qui êtes-vous ? Questionna Vincent ».
L’homme répondit par le même geste impératif, sans une seule parole. Cette sobriété accentuait le mystère.
Vincent n’insista pas. Il se concentra à nouveau sur la route. Il voulait gagner du temps et attendre le bon moment pour agir.
Trente minutes s’écoulèrent et ils n’avaient croisé aucun véhicule. Pourtant l’endroit était fréquenté. Sans doute, les barrages filtrants de la police...
La pluie s’arrêta net, comme si elle se suspendait dans l’air, retenue par un rideau invisible. Vers l’horizon, de lourds nuages obscurs couraient les uns après les autres, s’enfuyant, ouvrant le ciel. Le paysage se dessinait peu à peu. La route luisante s’allongeait, laissant apparaître une large étendue d’eau encore prisonnière de l’asphalte.
Avec précaution, Vincent freina doucement. Il venait de stopper, quand tout à coup un craquement sinistre déchira l’air. Un grand chêne-liège, un instant plus tôt foudroyé, s’écroula en travers de la voie, dans un crépitement de bois éclaté ! Il se partagea en deux, et s’immobilisa près de la voiture.
« Quelques mètres de plus et... »
Vincent se retourna vivement et fut saisi de stupeurs.
L’homme avait disparu !
Il descendit, ouvrit la portière arrière, toucha les tissus encore mouillés, et découvrit que la silhouette filiforme imprégnait toujours le siège. Il sortit pour scruter les alentours. Rien... Il était seul !
Il eut alors l’impression d’être l’unique survivant d’une terrible bataille. Il frissonna. L’humidité, l’effroi le tétanisaient.
Il devait agir. Trouver une solution. Il décida de remonter la route à pied vers la briqueterie, pour chercher une issue, un chemin praticable.
Il venait de parcourir une cinquantaine de mètres quand, soudain, il s’arrêta net. Ses sens en éveil l’avaient mis en garde : il était observé !
Il se retourna. L’étrange personnage se tenait là ! Au-dessus de l’arbre éclaté. En un éclair, sa silhouette sombre se transforma en lumière ! Elle irradiait très vive, sans qu’il en fût ébloui. L’homme tendit son bras gauche, il ouvrit la main et elle libéra une boule de feu qui fila droit sur Vincent...
Elle s’immobilisa à trente centimètres de son visage et se déplia en un parchemin très ancien. Une à une, des lettres apparurent, à l’encre noire, dans un style gothique.

Prends garde à toi !
Tu es en grand danger !
Reprends le combat
Redeviens le guerrier !
Que tu fus jadis
Va jusqu’au terme de ta mission !
N’obéis qu’à ton seul instinct !
Je ne serais pas toujours là !
Tu devras puiser dans tes dernières Ressources !
Et aller au bout de toi- même !

Le parchemin se replia en boule de feu. En un éclair, elle fila vers la silhouette lumineuse qui disparut aussitôt en laissant derrière elle, un halo de brume qui se façonna en deux lettres géantes, distinctes, argentées :

H O

Sous l’emprise de cet orage féerique, d’une beauté irréelle, Vincent semblait figé dans une autre dimension...
Il sentit une étrange chaleur partir de la plante de ses pieds, pour monter en cercles concentriques le long de son corps. Lorsqu’elle atteignit le sommet du crâne, il aperçut une ombre sortir, toute noire comme son chagrin, comme son mal, comme sa vie.
Sa vie, elle s’imbriquait maintenant dans son cerveau. Chaque évènement revenait à sa place. Tout le fil se déroulait...
Comme un écho dans sa tête, des mots rebondissaient, s’entrechoquaient à l’infini : tu es en grand danger ! reprends le combat !
La brusque réalité le frappait à nouveau. Il était seul. Traqué, recherché. Pour agir librement il devait trouver un endroit sûr.
En se retournant, Vincent repéra, vers la droite, un chemin de terre qui s’enfonçait dans le sous-bois au bord du fleuve. Il décida d’y engager la quatre-chevaux et il la dissimula sous les frondaisons.
En contrebas de la route, le lieu, peu fréquenté, inextricable et envahi par les ronces, la nature sauvage, offrait un repaire idéal.
Vincent retrouva le calme. Son angoisse se dissipa. Ses gestes redevenaient fluides, rapides, précis. Il agissait en capitaine de commandos de marine. En guerrier d’élite ! L’ombre qui libéra son crâne avait aspiré ses liens, ses entraves, ses chaines, le laissant déterminé. Plus rien ne l’arrêtera !
« Presque 17h, je dois le voir... Lui seul peut m’aider ! »
La veille, le mardi 7 septembre, dès le matin, il recevait la lettre de son ami d’enfance, Nino. Il la portait sur lui, dans la poche arrière de son jean. Il la déplia pour la relire.
Mon ami, mon frère.
Te souviens-tu ? C’est ainsi que nous nous saluions, toi, Josélin et moi. Nous restions inséparables, en plein cœur de notre jeune vie, et notre amitié forgeait en nous les adultes de demain. Pas une ombre... Jusqu’au terrible jour du 20 mai 1947 ! Nous avions 15 ans et lui 12...
Te souviens-tu ? Ce soir-là, la folie des hommes arracha Josélin à notre tendre insouciance. Des blouses blanches l’ont emporté loin, dans un monde clos, empli de vacarmes, de cris, de douleurs... Nous sommes devenus orphelins de cœur !
Te souviens-tu ? Nous fêtions nos anniversaires au château... Le 28 mai dernier, il a eu 30 ans... seul ! Comme les 18 années d’enfermement qu’il vient de subir dans les hôpitaux psychiatriques ! Un univers qui est régi par la folie, les délires, la violence, la souffrance !
Personne ne peut sortir indemne de cet endroit !
Avec toi, je n’ai pu l’imaginer autrement qu’un combattant valeureux, résistant, courageux, employant mille ruses, pour rester un peu plus lui-même, chaque jour, chaque heure, chaque seconde.

J’ai harcelé les institutions publiques pendant des années pour obtenir sa libération. J’ai enfin réussi ! Il sortira bientôt. J’ai adressé une lettre à l’hôtel qui lui a été réservé. Il viendra nous rejoindre.
J’ai bénéficié d’une mutation et d’un nouveau poste dans notre quartier, les Sept Deniers, tu liras mes coordonnées au dos.

Nous n’avons cessé de nous écrire, toi et moi, nous savons tout l’un de l’autre. Moi j’ai suivi ma vocation, toi tu es devenu un guerrier d’élite, et lui un petit ange devant ses bourreaux ! Je souffre en silence du drame qui t’a frappé un soir d’été. Tous les jours à la même heure, je me recueille, pour envoyer à ANGIE l’énergie nécessaire à son ultime combat.
J’ai hâte de vous retrouver ! Viens vite ! Il aura besoin de nous !
Vois-tu, je ne vous ai jamais oublié. Quand j’avais mal à ma vie, quand le doute me paralysait, quand le désespoir noircissait mon cœur, j'imaginais vos deux visages si doux, si rayonnants, irradiant cette lumière, qui éveille sans éblouir, alors, je puisais dans cette pureté pour me rafraîchir de courages et de vigueurs !
Bien à toi,
Ton ami, ton frère.
Nino.

Les yeux embués de larmes, Vincent replia la lettre avec précaution, comme s’il voulait ne pas l’abîmer. En la remettant dans la poche, il laissa la main dessus un long moment...
Elle contenait toute la délicatesse de son ami, toute sa fragilité, toute sa peine, et aussi son extraordinaire combativité !
Il n’était plus seul maintenant, et cela changeait radicalement la donne ! Il décida d’attendre la nuit pour aller à pied vers la ville.
Dans le lointain, l’écho de l’orage rebondissait en ricochant sur l’eau, puis il s’estompa dans le murmure du fleuve.
Pas un souffle, pas un nuage, la nature apaisée respirait calmement. Dans le sous-bois, un faisceau de lumière illuminait les gouttelettes qui prisonnières des feuilles, tombaient une à une, presque sans bruit, clouant chaque seconde.
Vincent s’allongea dans l’herbe fraîche en reposant sa tête contre un vieux cèdre déchiqueté par la tempête, mais toujours debout, bravant une fois de plus le ciel de toute sa hauteur. Blessé, il offrait encore ses ramures meurtries aux futures bourrasques déchaînées... Oui, il sera le dernier, l’ultime et le farouche messager du courage !

En regardant autour de lui, Vincent esquissa un léger sourire : il s’imaginait comme le dormeur du val, le poème d’Arthur Rimbaud.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme.
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font plus frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.


Ses deux trous rouges à lui :
Sa vie passée, et son combat à venir !

Mercredi 8 septembre 1965
Deuxième journée 6h du matin

L’inspecteur principal Bernard Pagest remontait la rue encore sombre et déserte du Rampart Saint-Étienne. Le pas lent, il réfléchissait. Il s’arrêtait quelquefois, puis repartait, les mains dans les poches de sa canadienne râpée, un souvenir des Glières.
Derrière lui, le carillon de la cathédrale sonna six heures. Une légère brise venant du nord emportait un tourbillon de petits papiers colorés que les éboueurs trop pressés laissaient échapper de leur collecte matinale.
Quand il releva la tête, il stoppa net et faillit perdre l’équilibre. Sur le même trottoir, arrivant d’en face, une silhouette sombre fonçait sur lui. Il se raidit et se tint sur ses gardes… C’était inhabituel.
Tandis que l’homme approchait, il le prit par les épaules et l’amena dans sa direction.
— Venez, Pagest ! Je dois vous parler seul à seul et en toute discrétion !
— Nous allons chez tonton ?
— Non ! Trop de flics ! Je vous invite dans un bar populaire et tranquille de la place Saint-Étienne, et… je vous offre un café !
— Un café ? vous ? Monsieur, le commissaire divisionnaire Roselin ! Avec toutes vos poches cousues ?
— De temps à autre, je coupe quelques points !
— À condition que cela ne dépasse pas une poignée de centimes !
Roselin le regarda du coin de l’œil.
« D’accord, je suis radin ! Mais je l’assume… Que voulez-vous, je n’aime pas gaspiller. »
Le rire des deux policiers résonna dans la rue étroite, puis s’atténua, emporté par la brise du nord.
Ils s’engagèrent dans le seul bistrot ouvert. À l’intérieur, le patron, un lourd homme à moustaches se tenait debout à l’extrémité du comptoir, près de l’évier, un torchon presque blanc sur l’épaule.
Proches de la porte d’entrée, deux employés s’accrochaient au bar, devant leur verre. Ils portaient une blouse grise. L’une à l’effigie des PTT, l’autre de la SNCF. À peine âgé de quarante ans, leur visage grossi et ravagé par la vie n’exprimait plus qu’un profond désespoir.
Dès que les policiers s’avancèrent, le tenancier les salua, enjoué.
« Bonjour ! mes bons messieurs ! »
Pour lui, sans doute, les deux mauvais se tenaient devant leur motivation principale : un verre de rosé à treize degrés, dès six heures du matin !
Le commissaire commanda deux cafés, puis ils s’installèrent autour d’une table isolée, dans le coin droit de la salle à côté d’une plante verte géante.
Le patron s’approcha, essuya et déposa deux grandes tasses.
« Chez moi, c’est double dose pour le même prix ! »
Le divisionnaire sursauta et répliqua aussitôt.
« Pour le même prix ! Vous allez me revoir souvent ! »
Le barman s’inclina et repartit derrière son comptoir.
Pagest, en remuant son café, hocha la tête, désappointé.
« Vous êtes incorrigible ! vous ne prenez pas le temps de respirer, votre cri du cœur sort instantanément ! »
Roselin ne releva pas l’impertinence. Il se contenta d’ouvrir ses mains et de les inspecter avec minutie. Enfin, il ajouta.
« Je ne viens pas à votre rencontre pour que vous glorifiiez mes qualités, mais parce que l’heure est grave : nous sommes infiltrés ! par un ou plusieurs individus… Et cela depuis longtemps ! »
Il marqua un arrêt, guetta une réaction. Comme Pagest ne bronchait pas, il poursuivit.
« Hier, dans la capitale, je participais à une réunion spéciale avec les ministres de l’Intérieur et de la Construction. Les derniers évènements de notre région les inquiètent beaucoup.
La ville de Naubalet compte de nos jours cinq mille habitants. En 1945, elle n’existait pas. En 1948, un certain Niccolo Berlottis acquiert plusieurs hectares de terre maraîchère, pour un prix dérisoire, dans les quartiers nord de Toulouse. À cette époque, il bénéficie du plan Marchal et de la complicité de certains fonctionnaires de l’urbanisme. Il divise le tout en lots et les viabilise. Avec une campagne qui offre les terrains à prix coûtant, les commandes tombent à profusions ! Dès 1950, la population s’élève à 2000 habitants. Une commune se constitue. 5 ans plus tard, il devient maire presque sans opposition. Avec des capitaux publics et privés, il bâtit, une municipalité, une école, une crèche et des complexes sportifs. Des commerçants s’installent, ainsi que quatre sociétés. Une agence immobilière qui lui appartient, une entreprise de constructions dirigée par un frère, une imprimerie propriété d’un cousin et une SARL d’ambulances indépendante. Cette famille contrôle un clan mafieux très brutal qui sévit en Italie depuis le débarquement. Niccolo Berlottis se déplace souvent entre la France et la Suisse. La DST et les RG essayent de le confondre. Il échappe à tous les barrages. Il possède toujours une longueur d’avance ! »
Le commissaire s’attendait à une interruption, comme Pagest ne bougeait pas, il continua.




« Nous devons démasquer le traître et constituer de solides preuves afin d’éradiquer cette organisation criminelle ! Parmi nous tous, vous représentez notre unique espoir de réussite. Vous serviez le vingt-septième bataillon de chasseurs alpins qui s’illustra lors de la bataille des alpes, contre les Italiens… la seule victoire française en 1940 ! À l’armistice, vous rejoigniez l’armée secrète pour lutter contre l’occupant. Dès le mois de janvier 1944, vous encadriez le maquis des… Guo… Des gui… Ah ! Pardonnez-moi, le nom m’échappe… »
Pagest jusque-là attentif, les yeux fixés sur un point invisible, releva soudain la tête, un regard sombre, brûlant, foudroya son vis-à-vis. Sans répondre, il prit sa tasse et but son café, lentement, comme dans un ailleurs lointain où le temps se suspend, où les émotions, les souvenirs, nous submergent pour nous laisser écorcher à vif, une fois de plus !
« Des Glières ! Le maquis des Glières ! Cher divisionnaire ! Ce plateau se situe dans le massif des Bornes à 1400 mètres en Haute-Savoie !
Dès le mois de janvier 1944, nous formions une unité de 451 maquisards. Nous devions harceler les troupes allemandes au cours du débarquement allié, prévu en juin 1944. Nous composions un groupe hétérogène de combattants de l’armée secrète, d’officiers français, de cadres du 27-ème dont je faisais partie, de communistes, de républicains espagnols, et de réfractaires au Service du Travail Obligatoire ! quelle infamie pour une autorité d’astreindre sa jeunesse à œuvrer pour l’ennemi ! »
Pagest frappa du poing la table. L’injustice le révoltait encore. Après un bref silence, il poursuivit.
« Nous partagions tout ! Le froid, la faim, la peur… Avec un même cœur : la fraternité ! La France vaincue, à genoux, dirigée par un gouvernement qui aidait l’occupant avec le zèle empressé de perpétrer le crime nazi ! Voilà pourquoi nous inscrivions sur notre étendard :
Vivre libre ou mourir !
Deux leaders successifs nous commandaient. Le lieutenant Tom Maurel et le capitaine Maurice Anjot. Deux militaires de l’armée française, deux grands résistants de la première heure !
Le dix mars 1944, un chef aux ordres de Vichy assassine Tom Maurel. Le 27 mars suivant, avec cinq compagnons, Maurice Angot tombe dans une embuscade tendue par la Wehrmacht que les miliciens et les collaborateurs renseignèrent avec précision ! Le 26 mars, pour nous exterminer, les autorités allemandes lancèrent l’assaut avec trois bataillons. 1800 soldats équipés de mitrailleuses lourdes, de mortiers de 80, et de canons de 75. Lors de leur ascension, nous les retardions en créant plusieurs points d’escarmouche. Avant qu’ils ne parviennent au camp des Glières, nous avions décroché. En petits groupes, nous nous repliâmes vers les vallées. De nombreux jours de marche dans des conditions épouvantables. Là, beaucoup de camarades laissèrent leur vie ! »
Pagest s’arrêta. Il mit la main devant sa bouche comme pour retenir un cri, puis il reprit.
« Dès le mois de juin, nous nous reconstituons. Londres nous parachutait des armes, des munitions. Nous voulions redémarrer notre mission à la mémoire de tous nos morts. Le 19 août, nous avons délivré la Haute-Savoie par les seules forces de notre insurrection… Ce cas restera unique dans l’histoire de la libération ! »
« De nos jours, des politiques flanqués de pseudo résistants accourus à la 25e heure se drapent dans notre étendard, celui de l’abnégation, du courage, du sacrifice. Ils occupent des postes prestigieux à grandes responsabilités ! Quand on agite le drapeau tricolore devant eux, ils se mettent au garde-à-vous, arborant ostensiblement toutes leurs décorations ! Les 26 et 27 mars 1944, au cours de notre repli, nous perdions 184 de nos frères d’armes. Parmi eux, certains furent dénoncés, trahis, par les collaborateurs… Les bons Français ! pour ces derniers compagnons, ce fut terrible ! une partie sera fusillée, d’autres seront torturés, déportés, exterminés dans les camps de la mort ! et aujourd’hui, personne ne connaît leurs noms ! »
L’inspecteur prit un temps. L’émotion lui étranglait la gorge. Ses lèvres tremblaient, aucun son ne sortait. Dans sa tête, un à un, chaque visage défilait. En silence dans son cœur, il énumérait chaque prénom. Après de longues minutes, il redressa le buste, son regard, sa physionomie redevenaient sereins, apaisés, comme s’il venait de remédier à une grande injustice.

Il se leva à demi et positionna sa face devant son supérieur.
« Ma réponse, je vous la donne, monsieur ! Vous, vos deux ministres, vos commémorations. Vous tous ! Vous ne m’inspirez qu’une profonde nausée ! Et je me retiens à peine de vous vomir dessus ! »
Le commissaire encaissa le choc. Il hocha simplement la tête, comme s’il recevait le message fort et clair.
« Je vous choisis parce que vous représentez mon unique recours, le seul à pouvoir mener une telle mission hautement sensible et dangereuse. Je respecterais votre option, mais pour que votre décision évolue exhaustivement permettez-moi de terminer mon exposé… » Roselin se recueillit dans un bref silence puis il continua.
« Entre la Garonne et avant la commune s’étend un vaste secteur devenu la propriété de l’État depuis la disparition officielle du maître des lieux. En septembre 1945, la nation cédait la gérance du site à plusieurs sociétés qui pillèrent et dégradèrent les bâtiments.
Au-delà de deux années, le ministère reprenait les rênes et restaurait le domaine. L’ensemble se compose d’un manoir du 19e et à perte de vue des vergers, des prairies, des parcs forestiers. »
« Alors que, l’entretien se révéla trop coûteux, l’État conclura un contrat de location-vente avec la ville de Naubalet, dès sa création en 1955. Après dix années d’importants loyers mensuels liés à une obligation de maintenance, le domaine appartient à la commune depuis lundi dernier… La construction d’une digue financée par des fonds publics et un permis de démolition seront sous peu accordés. Le ministère peut retarder le projet, mais pas l’interdire. Il voit d’un très mauvais œil l’étendue future de cette ville ! À nous de trouver les preuves pour détruire cette organisation criminelle. L’État souhaite réintégrer la commune dans les quartiers nord de Toulouse et conserver la propriété pour qu’elle devienne un musée à la mémoire glorieuse de l’ancien maître… heu… Je vais retrouver son nom… »
L’inspecteur l’observait, attentif, le laissant dans l’embarras, puis il secoua son visage, dépité.
« Le docteur Armand de Capestan ! très cher, divisionnaire ! Décidément, les noms propres ne s’impriment pas dans votre tête ! Le surmenage sans doute ? ».
Roselin ne cilla même pas. Il attendait une réponse trop importante pour qu’il manifestât un quelconque sentiment.
Son vis-à-vis prenait un malin plaisir à le confondre.
« Le chirurgien restera un grand humaniste. Pendant l’occupation, tous les démunis de la région trouvèrent là-bas de quoi se nourrir pour une somme modique ou bien gratuitement quand ils ne possédaient plus rien, et certains… Même pas le droit de vivre ! Mes deux parents, ma sœur de 10 ans, mon frère de 15 ans, se retrouvèrent parmi les familles juives auxquelles il fournissait un emploi, un logement, une nouvelle identité… Voilà pourquoi je m’appelle Pagest ! Un nom bien de chez nous ! N’est-ce pas monsieur ? L’armée allemande viendra plusieurs fois au domaine. Personne ne sera inquiété. Les officiers et les soldats le respectaient. Sa présence rayonnait tant, qu’il en imposait à tous, surtout aux plus vindicatifs »
L’inspecteur regarda Roselin droit dans les yeux, longtemps sans bouger.
« J’accepte, uniquement pour rendre hommage à sa mémoire et à son œuvre, malgré mes affaires en cours. Le cas énigmatique d’une avocate Angie Maurelli et une disparition d’enfants ! »
Le commissaire ouvrit ses mains. Il s’appuya sur le dossier de la chaise et se détendit enfin, en relâchant la tension qui le mobilisait sans relâche depuis le début.
« Votre décision me ravit ! Je savais qu’il faudrait lutter pour vous convaincre ! Incorruptible, loyal, droit, sang-froid, vous possédez toutes les qualités d’un excellent policier ! Je suis fier de vous compter dans mon équipe ! »

— Pour le moins, vous n’êtes pas avare de compliments ! Mais vous tenez toutefois le discours d’un énarque… Celui qui persuade une limace qu’elle appartient à l’ordre des vertébrés, sans pour cela agir dans les faits afin qu’elle y croie un peu ! Un avenir vous tend les bras : la politique !
— La politique ? Quelle curieuse idée ! Je ne sais pas mentir à longueur de journée et je détiens un grand défaut : je suis sincère !
Roselin prononça le dernier mot comme une révélation. Puis il souleva la main en direction du barman.
« Garçon ! S’il vous plaît, puis-je avoir une facture ? »
Pagest se leva aussitôt. Il se demanda comment un tel être pouvait rester aussi mesquin. Son visage rond, sa bonhomie enjouée, son espièglerie, sa naïveté feinte, rien de tout cela ne le laissait présager…
« Vous allez vous faire rembourser deux fois 50 centimes ! C’est pire que je croyais ! Déjà au 17e siècle, le grand Molière écrivait : que la peste soit de l’avarice et des avaricieux ! Depuis cette époque, votre corporation de pingres professionnels prospère. Avec toutes ces économies, vous pouvez dorer tout ce que vous touchez ! je préfère partir ! vous venez de me donner le coup de grâce ! »
D’une allure tranquille, il louvoya entre les tables. Quand il atteignit la sortie, les deux acolytes le suivirent, s’accrochant l’un à l’autre avec une démarche empreinte de petits pas approximatifs…

Mardi 7 septembre 1965
Première journée 15h30

Les mères de famille commençaient, une à une, à se réunir devant le portail noir en fer forgé de l’école primaire des Sept Deniers. Elles formaient de minuscules groupes qui s’allongeaient sur le trottoir bordé par une allée de platanes majestueux et centenaires, dont les hautes ramures semblaient veiller sur ce petit monde.
En face, sur les fils électriques, les hirondelles s’assemblaient. Elles se blottissaient, les unes contre les autres, agitant leurs ailes, leurs cous, leurs têtes, leurs becs, dans une frénésie joyeuse, déjà impatientes de plonger dans leur grand voyage vers l’Afrique !
À 16 h pile la sonnerie retentit, stridente, oppressante, comme si le temps ne pouvait plus se contenir. Dès que la porte s’ouvrit, une nuée de galopins se précipita dans l’allée qui menait au portail. Tous criaient, gesticulaient, trop heureux de se libérer d’une attitude longuement entravée.
Certains rejoignaient leurs mères en sautillant d’empressement. D’autres évoluaient plus lentement, sachant déjà qu’ils ne seraient pas accueillis…
Ils devront rester à l’écart, attendre qu’on daigne les voir, en se balançant d’un pied à l’autre pour chasser leurs angoisses qui commençaient très tôt à assombrir leur demain !
Deux enfants s’approchèrent du bord de la route, au niveau du passage piéton. Le garçon aida la fille à fixer sur son dos un cartable neuf, presque aussi grand qu’elle. Il remonta ensuite la fermeture éclair de son anorak et lui prit la main. Ils s’arrêtèrent. Venant de la gauche, entouré de fumées, de bruits grinçants, le camion du ferrailleur avançait péniblement en cahotant. À travers le pare-brise, on distinguait à peine le visage du conducteur qui disparaissait derrière un énorme volant. La marchandise instable débordait de tous les côtés, pourtant, rien ne s’échappait ! L’essieu arrière surchargé soulevait l’avant du véhicule ! Les spectateurs ébahis se reculèrent, craignant que l’ensemble ne se disloquât brutalement ! À l’instant où ce bric-à-brac arriva à la hauteur des deux écoliers, ils furent médusés par ce demi-bonhomme, avec son demi-mégot, coiffé d’une casquette à la couleur improbable, bigarrée par le cambouis et les éclats de peintures antiques !
On ne savait pas trop comment, mais cette chose progressait en cliquetant. Elle finit par s’éloigner sans que prodigieusement rien ne tombât.
Encore amusés de cet interlude burlesque, les deux enfants traversèrent la route. Sur le trottoir d’en face, ils cheminèrent vers les Ponts-Jumeaux. Ils logeaient dans la cité ouvrière toute proche.
Élevés par leur mère qui usait sa jeune vie, dix heures par jour, devant sa machine à coudre dans les sous-sols d’une ancienne et célèbre maison de haute couture… Leur père ? Ils n’en avaient jamais entendu parler !
Comme toujours, ils s’émerveillèrent devant le jardin fabuleux du numéro 20. La palissade de droite, recouverte de bougainvilliers, offrait une multitude de fleurs blanches ou jaunes. Tout près une allée de lilas des Indes parsemée de fleurs violettes. À côté, sur la même longueur, un bassin étoilé de nénuphars colorés en safran, rouge, rose, bleu. Par la suite l’accès principal tapissé de petits cailloux gris, bordé de chaque côté par des fougères géantes curieusement entrelacées et clôturant le passage. À la suite, une plantation d’élégants jasmins, au-delà, une rangée d’hibiscus d’un pourpre éclatant, et sur la palissade de gauche, les bougainvilliers constellés de fleurs mauves.
Au sein de cet arc-en-ciel de vives couleurs, le vent d’autan espiègle liait tous les parfums, comme un moissonneur sorti tout droit d’un tableau de Van Gogh, pour les disperser et les lancer sous le nez des jeunes spectateurs enivrés soudain d’exotisme et de contrées lointaines !
La maison occupait le fond de la propriété. Elle se dressait sur un étage, construite en pierres du lot, recouverte par un toit d’ardoises, flanquée de deux tourelles possédant chacune au sommet une petite fenêtre sans volets. De part et d’autre de la bâtisse, une rangée de pêchers ployant sous les fruits. Enfin, de larges dalles brunes composaient le parterre, du seuil jusqu’au jardin.
Tout à coup, surgissant de l’arrière, un grand chien noir de race incertaine se précipita sur un des arbustes de la palissade de gauche. Il la secoua frénétiquement de tout son poids. Un chat roux tomba au sol et se réfugia sur le sommet de la clôture, il fut suivi par un singe capucin qui entoura le félin d’un bras protecteur. Le bâtard assis sur ses pattes postérieures, les contemplait menaçant… Puis face à l’impassibilité des deux compères, il se retourna pour les ignorer, alors, les deux comparses sautèrent ensemble sur son dos. Il se releva satisfait et les transporta devant le portail, sous les applaudissements des enfants, ravis par ce spectacle inattendu !
Dissimulé, entre les hautes fougères, un homme les observait depuis longtemps déjà. Le regard assombri, il déplaça son pied droit sur une petite dalle ronde, aussitôt les tiges entremêlées se redressèrent, libérant le passage. Il apparut brusquement du haut de son 1,95 m, avec ses grands bras, ses longs cheveux encore noirs malgré la soixantaine et sa silhouette massive de colosse grec.
Sur son épaule, un splendide perroquet gris du Gabon étendait le cou et remuait la tête de tous côtés pour mieux observer la situation.
« Oh ! oh ! Des visiteurs bien imprudents ! » s’exclama-t-il.
Impressionnés, les écoliers surpris reculèrent de quelques pas.
— Vous appartient-il ce paradis monsieur ? demanda la petite fille.
— Non ! Pas à moi… À tous ceux qui le regardent !
— Nous rentrons toujours seuls de la classe. Notre mère travaille beaucoup, on ne l’aperçoit que le soir et nous avons très peur pour elle. Nous allons bientôt partir, j’ai neuf ans aujourd’hui, nous préparerons un gâteau… on aime la voir heureuse !
— Ho ! ho ! quelle belle occasion ! reprit l’oiseau.
— Un anniversaire doit se fêter dignement ! Ajouta le colosse, patientez là ! je reviens !
Il disparut dans la demeure, suivi par tous les animaux. Après quinze minutes, il ressortit et du seuil s’adressa aux enfants.
« Vous pouvez venir, le gâteau n’attend plus que vous ! »
Le frère et la sœur se consultèrent, s’interrogeant du regard. Ils hésitaient… Puis la curiosité l’emporta. Ils entrèrent dans la maison, non sans une certaine appréhension…
Une pièce unique, sombre et fraîche, couvrait tout le rez-de-chaussée. Les volets mi-clos des quatre fenêtres laissaient filtrer la douce lumière d’argent de cette fin d’après-midi de septembre. Au fur et à mesure que l’œil s’habituait, elle redessinait, chaque meuble, chaque objet. Une grande table taillée en un seul bloc dans un bois massif, rustique, avec ses deux bancs, occupait la section gauche. Adossé à la cloison, un buffet Henri II orné de sculptures baroques. Accolé au mur du fond, un escalier en forme d’hélice desservait l’étage. L’atelier de peinture s’étendait sur la quasi-totalité de la partie droite.
Autour du coin antérieur, une cuisinière à charbon, un placard à ustensiles et devant la fenêtre, un évier à deux bacs recouverts de carreaux en faïence bleus. Dans l’air prisonnier de ce lieu, les bois du plancher et des meubles exhalaient un parfum cuivré d’essences tropicales.
Au centre de l’atelier, sur le chevalet, un tableau inachevé. Au premier plan, une rose couleur sang dont les pétales semblaient s’écorcher. Elle se déclinait dans une perspective fuyante pour finir en petits cercles brillants irradiant un ciel constellé d’étoiles inaccessibles.
Les œuvres de grands maîtres décoraient tout l’espace libre des quatre murs. En partant de la gauche, la Renaissance :
Botticelli, Raphaël, Titien. Le 17e : Rembrandt, Vermeer. Les impressionnistes : Monet, Degas, Renoir, Van Gogh. Les cubistes : Picasso, Braque, Léger, Delaunay. Les surréalistes : Dali, Magritte.
Dans la demi-obscurité, dans la fraîcheur et dans le silence, on pouvait percevoir le murmure du génie de chaque artiste.
L’homme d’un geste invita les enfants à s’asseoir sur le banc gauche, juste devant le buffet.
Depuis son perchoir, le perroquet monta une patte et s’écria.
« Voilà ! Les intrépides écervelés prennent place ! »
Le singe se cacha les yeux, le chien s’avança, la tête levée, les oreilles dressées. Le chat bondit sur le coin de la table pour figurer aux premières loges.
« C’est nous les écervelés ? » S’exclamèrent les écoliers soudains inquiets.
— Oh oui ! Vous allez vite comprendre pourquoi !
Aussitôt, le colosse atteignit la porte, tourna la clé, enclencha le verrou du haut, et au moment où il actionna celui du bas, il résonna comme le fer de l’échafaud ! il se dirigea vers le placard des ustensiles, fouilla et se retourna avec un long couteau dans chaque main. Il s’arrêta à un pas des enfants, livides, paralysés par la peur, incapables de bouger, d’émettre un son.
D’un mouvement vif, il aiguisa les deux lames entre elles et très vite projeta les couteaux. Ils se plantèrent au milieu de chaque porte du buffet, elles s’ouvrirent, libérant ensemble un petit mécanisme qui présenta une assiette contenant un gâteau au chocolat chaud et fumant.
« Quelle peur ! je croyais que vous nous vouliez du mal ! » S’exclama le garçon.
— Moi, j’ai vu la mort et j’ai pensé à maman ! ajouta la fille.
— Moi, aussi ! renchérit l’écolier, j’ai déjà mouru dans un cauchemar et j’en tremble encore !
— Maintenant, tu es bien vivant et tu assassines la langue française ! remarqua l’homme en souriant. Profitez de ce dessert, voilà la récompense, ce jour frappera votre esprit, votre mémoire, dorénavant vous ne suivrez plus un adulte que vous ne connaissez pas ! Cela peut finir par un drame !
— Même s’il habite au paradis avec des animaux marrants ? questionna la fille, le nez, la bouche, couverts de chocolat.
— Oui ! Le pire surgit souvent des lieux ou des moments les plus inattendus… La frontière entre le bien et le mal se confond parfois… pour éviter que cette tenaille vous broie, devenez attentifs à la petite voix qui parle en vous plutôt que de l’ignorer ! Voici ce qu’écrivait quelqu’un à ce sujet…
Chancelants, désespérés, seuls, face à l’enfer,
Naviguant dans le cœur battant, pur, de l’enfance,
Vous puiserez dans sa candeur, la main de fer,
Pour briser le mal et l’habiller d’innocence.

Les mômes applaudirent vivement.
— C’est d’Arthur Rimbaud ? demanda la fille
— Non !
— C’est de Charles Baudelaire ? Ajouta sans tarder le garçon.
— Non !
— Eh bien ! c’est de Victor Hugo ! reprit l’écolière.
— Non plus ! Vous me procurez trop d’honneurs. À 16 ans à peine, je l’écrivis… Grâce à l’écriture, je retrouvais le courage d’exister un peu plus… Et plutôt que de reculer d’un pas dans le gouffre, je l’orientais vers la vie !
— Alors, nous vous lirons dans nos livres de français ! se réjouit la fille.
— Non ! Victor Hugo restera le plus grand poète de tous les temps !
— Moi, Olga, j’adore votre poème, il me touche beaucoup !
— Merci ! Une belle carrière de diplomate s’ouvre devant toi, Olga !
— Moi, Michel, je le trouve presque aussi fort que l’histoire racontée par notre instituteur à la fin de la classe !
— Presque ? Toi, Michel, hélas ! tu ne deviendras pas un diplomate !
— C’est quoi un diplomate monsieur ? demanda Olga.
— Un employé de l’État ! il dispense son temps à confectionner des emballages cadeaux !
— Avec de la ficelle, du carton, des ciseaux, ce n’est pas yéyé comme vie ! s’offusqua Olga, les coudes sur la table, les poings sur les joues.
— Et pourtant ils le réalisent ! le conditionnement somptueux, le luxe visible, impressionnent, mais à l’intérieur…
— Moi, je sais, la boîte emplie par le vide, nous déçoit ! affirma Michel, le doigt levé.
— Très juste ! Voilà le paradoxe des adultes, ils se précipitent, s’extasient, se prosternent, devant quelques verroteries, en se persuadant qu’ils découvrent un diamant dans son écrin !
— Mais… vous êtes un adulte, monsieur. Remarqua Michel, mi-amusé, mi — provocateur.
— Oui, hélas ! Mais… je me soigne et je demeure attentif à la petite voix.
— Eh bé moi, quand je serais grand, reprit aussitôt Michel, j’exercerais le métier de contemplatif : c’est trop bien de s’émerveiller !
— Ah non ! s’écria le perroquet en battant des ailes, nous en avons un ici… C’est déjà trop !
Le peintre se tourna vers lui et avec ses mains, il mima le geste de lui tordre le cou. Le singe acquiesça longuement, souriant de toutes ses dents, heureux de cette promesse affligée à autrui. Le chien ne fit rien et le chat non plus. Ils ne s’accordaient pas toujours !
La gaieté espiègle des animaux, le rire libérateur des enfants se mêlaient, prolongeant ce moment de joie simple et de fraîcheur candide.
Le vieil homme, ému, les yeux brillants, s’imprégnait lentement de cette magie spontanée si rare. Ses compagnons et les écoliers venaient de couvrir d’un baume de douceur les profondes blessures de sa vie erratique et cabossée… Lui, le colosse qui semblait invincible.
— Est-ce que l’on change beaucoup à l’âge adulte ? interrogea Olga.
— Cela dépendra de votre attitude. Vous trouverez un tas de gens qui vous imposeront ce qu’ils croient bon pour vous. Ne les écoutez jamais ! Allez là où vous le décidez, gardez précieusement votre âme d’enfant ! Mon poème s’intitule : le combat. Que ce combat soit toujours le vôtre ! Luttez tant qu’il vous reste un peu de vie ! Dites à vos éducateurs que vous deviendrez meilleurs qu’eux ! Qu’ils ne l’oublient jamais ! Dans toute votre existence, certains s’arrogeront le droit de vous toiser d’en haut, avec un regard plein de morgue, juste pour renier vos origines ! Quand ils vous demanderont : « D’où venez — vous ? » Vous répondrez :
« Je viens de mon enfance ! »
Pendant plusieurs minutes, personne n’interrompit le silence qui suivit. Olga et Michel ressentaient pour la première fois de leur vie qu’ils pouvaient exister par eux-mêmes.
L’artiste se leva pour se diriger vers l’atelier. Là, il signala à tous de s’approcher autour du dernier tableau.
« Dans cette peinture, j’exprime le temps qui passe. Un thème mis en lumière dans une très belle chanson de Françoise Hardy, une grande dame ! On entend cette mélodie depuis l’été. Je vous cite un extrait :
Moi en rêve j’ai vu
Éblouissante et nue
Son âme qui dansait
Bien au-delà des nues
Et qui me souriait
Croit, celui qui peut croire
Moi, j’ai besoin d’espoir
Sinon je ne suis rien
Ou bien si peu de chose
C’est mon ami la rose
Qui l’a dit hier matin
(Jacques Lacombe D Estalenx/Cécile Caulier)



« C’est beau ! s’exclama Olga, mais je préfère votre poème, il me bouleverse du début à la fin ! »
Hou là ! Tu évolueras très vite chef des diplomates, Olga ! Tous les poèmes méritent notre attention. Ils nous parlent d’une autre voix. Ils nous transportent dans un ailleurs où seuls, nous ne serions jamais allés. Bien au-delà du vacarme qui nous écorche. La poésie devient une onde universelle, elle nous rend meilleurs et elle guérit nos blessures ! Un monde sans artistes serait irrespirable. Il nous étoufferait à coup de comptabilités, de politicards, de financiers dont l’inhumanité n’aurait d’égal que leurs cupidités !
« L’univers artistique ne s’entoure pas de limites, de barreaux, de murs et ses fenêtres s’ouvrent pour que nous puissions avancer vers demain ! voilà mes amis, venez, nous vous raccompagnons. »
Sur le seuil, le colosse marqua un temps et fronça les sourcils. Pour mieux voir, il positionna sa main gauche contre son front en guise de visière.
« Tiens ! Dans la cour de l’école, j’aperçois encore deux enfants qui jouent à côté du grand chêne… »
— C’est normal, monsieur, répondit Michel, tous les mardis à 18 h, notre instituteur Vincent Maurelli raccompagne nos meilleurs copains, Maria et Robin chez eux.
— Ah ! je comprends davantage maintenant. L’homme se retourna vers ses compères et désigna successivement le perroquet, le capucin, le chien bâtard, le chat.
— Monsieur Hugo, Monsieur Baudelaire, Monsieur Verlaine, Monsieur Rimbaud et moi-même que certains nomment : le Peintre, nous tous, demeurons très heureux de vous compter parmi nos amis !
— Mille mercis ! Dirent en chœur, les enfants. Pourrons-nous revenir ?
— Autant de fois que cela vous plaira ! Vous resterez mes soleils !
— Est-ce que vous nous autorisez à briser le mal pour l’habiller d’innocence ? demanda Olga sur un ton confidentiel et en chuchotant.
L’artiste mit ses mains en porte-voix.
« Vous l’avez déjà accompli ! »
Il déplaça discrètement son pied droit pour appuyer sur la dalle, aussitôt les fougères se redressèrent, formant une haie d’honneur, comme de petits soldats bien sages. Les deux écoliers regagnèrent le portail, émus et impressionnés d’attirer toutes ces attentions. Un souvenir qui restera gravé dans leurs cinq sens à jamais !
Devant le jardin, ils ralentirent pour emplir leurs yeux, leurs mémoires, de toutes les couleurs de ce monde harmonieux et apaisé.

Un cercle sans heurts, au milieu d’un grand tumulte !



À suivre...
Gérard Taverne (Vanget)
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